Prince du raï 2.0
La mort du Raï ? Sans blague ?
Il est trop heureux d’épouser les formes nouvelles, comme il l’a fait avec la funk, le chaâbi égyptien ou la musique de Bollywood tout en plongeant ses racines si profond dans la croûte terrestre oranaise, fécondée par les bédouins qui trafiquent du son de l’Ethiopie au Mali, par les réfugiés d’Al-Andalus dont les écoles de Nouba rayonnent toujours, la poésie des chioukh, le phaser des gasbas.
Sofiane Saidi est un rescapé de la vague World Music des années 90.
Ou plutôt un vainqueur comme on dit pour les navigateurs, un gars qui malgré les tempêtes et les escroqueries de l’armateur qui a menti sur la qualité du bois utilisé pour la coque du bateau, continue la traversée et arrive à bon port.
Il vient du fief des frères Zergui qu’il trace de mariage en mariage, le nez au vent de Sidi Bel Abbes pour savoir où ça joue, en se rapprochant chaque soir du podium pour écouter mieux et finalement prendre le micro.
A 15 ans, il chante dans les clubs mythiques d’Oran : les Andalouses, le Dauphin, où se produisent les stars Benchenet, Hasni, Fethi, Marsaoui.
Fuyant le FIS et la terreur en Algérie, Sofiane a 17 ans quand il arrive à Paris.
Après 2 ans de galère, sans chanter, sans musique, il retrouve le milieu raï des cabarets.
C’est le même qu’en Algérie : prostituées, musiciens, dealers, fêtards, travestis, escrocs, en plus dangereux, en moins naïf.
C’est aussi la diaspora intellectuelle et artistique qui se retrouve en France pendant qu’en Algérie, on tue Cheb Hasni, Rachid Baba Ahmed, Cheikh Zouaoui.
C’est l’époque de Didi qui cartonne dans le monde entier. De l’Oranais, le Raï a conquis la France, puis la planète.
Début 90 avec l’album Kutché, où Khaled, Martin Meissonier et Safy Boutella inventent un nouveau son pour la World Music, après le Made In USA de Mami, les concerts de Fadela et Sarhaoui aux Etats-Unis, le Raï bouillonne au coeur des nuits parisiennes.
Comment en quelques années, cette musique qui porte les rythmes et les chants algériens partout dans le monde, a-t-elle pu devenir un détail sans envergure de l’intégration maghrébine en France ?
L’intégration. Comme si on était des formes géométriques dans Tetris et qu’on arrivait un par un par le haut et qu’on devait à la fin former un tout bien compact, bien homogène en dessous.
En Europe, Sofiane mène sa voix, sa science et le tarab qu’il a apprivoisé, dans les milieux hypes, entre jazz et trip hop, d’une nouvelle génération qui fusionne les bons sons (Boyan Z, Smadj, Tim Whelan, Natacha Atlas).
Le tarab, c’est l’agitation des émotions vers l’extase, c’est l’ivresse, une alchimie de timbre, d’émotion, de nuance, de diction, de groove.
Qui a entendu Sofiane Saidi sait que sa voix mène au tarab.
A Sidi Bel Abbes, dans les groupes de la fin des années 70 les joueurs de oud et de violon côtoient les accordéons, les guitares électriques et les batteries. Venus du Hawzi, du Maalouf, de la musique égyptienne, ils apportent au Raï la science des maqams, le chemin des modes, des taksims, les improvisations dans le maqam, de l’istikhbar, la longue introduction à la chanson.
Sofiane, le fan d’Oum Kaltoum, des Musicals égyptiens, de Farid el Atrache, y puise souplesse et inspiration.
Son chant vient des profondeurs du chant oriental, où les dessins, les motifs, les arabesques miroitent à travers les mélodies, comme les feuilles de peupliers dans le vent et le soleil, l’air entre en vibration.
Comme dans la Soul, le chanteur de Raï se place dans le groove, en plein milieu, c’est son flow qui mène le groupe. Sofiane, au milieu du groupe, comme Cheikha Rimitti, comme James Brown, fait danser le tempo, la danse coule de son chant.
El Mordjane, le Corail, album électro-raï réalisé avec Tim Whelan de Transglobal Underground est le témoin de ces dix années parisiennes, les histoires d’amour, les nuits, les doutes. Les sons mènent en Algérie, en Egypte, à Londres, avec toujours, comme port d’attache la nuit à Paris.
La nuit, chez Sofiane, c’est la fête, la musique, la romance, l’errance.
Les Meddahates, aux origines du Raï, les femmes chanteuses qui adressent des confidences aux autres femmes dans les mariages traversent sa poésie. Comme Djenia, comme Rimitti, il continue de parler, de provoquer, de poser des questions aux tabous.
Ce qui l’intéresse, c’est le coeur des humains, c’est de là qu’il fait ses confidences, de la correspondance entre le coeur et le cosmos.
Sofiane trouve un rythme particulier à partir du moment où il chante ses textes. Une urgence, une respiration, une danse à lui.
Sa collaboration avec Acid Arab et Kenzi Bourras, sortie dans l’album « Musiques de France »chez Crammed Discs, donne El Hafla : la Fête.
Méga tube. Sofiane maitrise carrément le sujet.
La fête à Sidi Bel Abbes. A certaines heures, le soir, au petit matin, ce sont des files de voitures roulant au pas avec du raï à fond et des gars qui s’éclatent. A part le périph, il n’y a pas vraiment d’autre lieu pour boire entre amis.
Après on fonce à Oran, finir la nuit au cabaret.
Khaled chante : « l’ivresse du penseur, elle donne la chaire de poule ». C’est vrai qu’en Algérie, on a l’habitude de descendre très profond dans les choses, dans le monde, ça peut donner le vertige.
La fête à Paris. Chaque fois qu’il descend d’un nouvel uber Sofiane change de monde, car il en connecte plusieurs : les cabarets orientaux, les clubs, les bars, les afters en bord de Seine où il pose sa voix sur les Dj sets. Entre Barbès et la jeunesse fêtarde du 3ème millénaire.
Et finalement, Sofiane Saidi boucle la boucle, ferme la parenthèse où on se demandait ce qui était arrivé au Raï.
Mort ?
Sérieux ?
Comme Khaled dans les 90’s avec son band magique, il débarque avec Mazalda, un groupe de 7 musiciens, avec une grosse section rythmique, des cuivres, des fous de musique et des fous de Raï, fans des sons bédui, gasbah gallal, des synthés psychés, de funk, d’électro version 2.0 c’est à dire la version humaine de ce que joueraient des machines. Un groupe qui peut voyager dans le monde et dans le temps pour porter à la musique algérienne des trésors de groove et de trip.
Sofiane Saidi, sorti vainqueur, c’est à dire vivant, des labyrinthes de la World Music, des tempêtes estampillées printemps arabes, sorti intact des machines à produire des clichés, spécialement quand on parle du Maghreb, prince du Raï 2.0, réénonce cette vérité imbattable : la fête, la musique, la profondeur, la proximité, la fraternité, la beauté immense et la magie de l’âme algérienne.